avertissement nucléaire !
à propos des mémoires intitulées (Mon Voyage au Seuil du Nucléaire) de l’ancien secrétaire de la Défense des États-Unis, William J. Perry : avertissement nucléaire !
Rares sont ceux qui pourraient prétendre mieux maîtriser la science et la politique des armements modernes que William J. Perry, secrétaire de la Défense des États-Unis de 1994 à 1997. Quand un tel homme, dont l'expérience et l’intelligence sont à ce point incontestables, nous donne dans ses mémoires un sévère avertissement nucléaire, nous nous devons de l’entendre. Perry le dit très franchement: "Aujourd’hui, le danger d’une quelconque catastrophe nucléaire est plus grand que pendant la guerre froide, mais la plupart des gens sont totalement inconscients de ce danger"1. Il nous dit aussi que le danger nucléaire "grandit chaque année" et qu’une seule détonation nucléaire "pourrait anéantir notre mode de vie".
Le nouveau livre de Perry Mon Voyage au Seuil du Nucléaire raconte soixante-dix ans d’expérience de première main avec l’ère nucléaire. Ouvrant sur sa rencontre directe, à la sortie de la seconde guerre mondiale, avec les rescapés vivant au sein de "vastes terrains vagues de décombres vitrifiés", le récit de Perry nous mène jusqu’à l’urgence de sa présente mission: avertir du danger que représente la voie nucléaire dans laquelle nous sommes engagés.
En se remémorant les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, Perry explique que c’est à cette occasion qu’il a pour la première fois pris conscience qu’au delà de la ruine des cités, la fin d’une civilisation devenait envisageable. Il pris à cœur les mots d’Einstein, "la puissance libérée de l’atome a tout changé, sauf nos modes de pensées". Il affirme que ce ne sont que des "pensées à l’ancienne" qui persuadent nos dirigeants que les armes nucléaires garantissent la sécurité, au lieu d’accepter la vérité flagrante que "ce sont elles qui dorénavant la menacent".
Perry ne profite pas de ses mémoires pour marquer des points ou régler des comptes. Il ne tente pas de faire sensation. Mais en tant que témoin interne de la défense et porteur des secrets nucléaires, il appelle clairement les dirigeants américains à répondre de ce qu’il considère comme de très mauvaises décisions, telles l'expansion précipitée de l’OTAN, jusqu’aux frontières même de la Russie2, ainsi que le retrait par le Président George W. Bush du traité antimissiles balistiques ABM signé à l’origine par le Président Nixon.
Dans sa préface des mémoires, George P. Shultz décrit Perry comme un homme d’une "intégrité absolue". Son parcours est remarquable: doctorat en mathématiques, vaste formation technique et expérience dans les entreprises de haute technologie, gestion de la recherche et de l’acquisition des armements en tant que sous-secrétaire de la Défense sous le Président Carter, puis secrétaire adjoint et enfin secrétaire de la Défense sous Bill Clinton.
Perry écrit qu’il a commencé jeune, à l'âge de vingt six ans en 1954, comme cadre scientifique au Laboratoire de Défense Électronique Sylvania3 dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Silicon Valley. On associe de nos jours cette région du monde avec Apple, Google et Facebook, mais à l’époque l’essentiel du travail portait sur la défense, l’entreprise de destruction massive. A peine dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l’Union Soviétique et les États-Unis avaient développé des bombes à hydrogène, qui décuplaient des millions de fois la capacité de destruction des bombes utilisées pendant la seconde guerre mondiale. On apprenait aux enfants comment "se mettre à couvert" sous leur bureau, et les bâtiments publics affichaient ostentatoirement des flèches pointant vers où s’abriter en cas d’attaque nucléaire.
Le premier boulot de Perry au Laboratoire de Défense Électronique était "d’évaluer un projet de système de contre-mesures électroniques" dont l’objectif était de brouiller "le signal de guidage d’un missile balistique intercontinental (ICBM) soviétique". Après une étude minutieuse, il en conclut que le brouillage pourrait effectivement réduire d’environ deux tiers la mortalité d’une attaque de moyenne envergure, soit de 75 millions de morts instantanés à 25 millions. Néanmoins il ajouta que cette estimation ne prenait ni en compte les morts à long terme par irradiation, ni les victimes de "l’hiver nucléaire". Pas plus que les dizaines de millions de blessés dans l’impossibilité d’être soignés, ou la déstabilisation profonde de l’économie et du tissu même de notre société.
C’est à ce moment que Perry réalisa qu’il n’y avait aucune défense acceptable contre une attaque nucléaire massive, une opinion dont il n’a jamais dévié. De nombreux responsables politiques, y compris plusieurs présidents, ne sont pas d’accord avec Perry et ont financé divers types de systèmes de défense antimissiles, le dernier en date étant le système de défense contre les missiles balistiques en cours d’installation en Europe de l’est.
Perry se souvient que c’est la peur de l’anéantissement nucléaire pendant la guerre froide qui a ouvert les vannes fédérales des milliards de dollars de soutien aux travaux secrets de défense qui se sont propagés à partir de la Silicon Valley. Comme beaucoup d’autres, Perry est conscient des moyens publics et secrets par lesquels l’innovation technique, les profits du privés et les impôts, les gadgets civils et les armes de destruction massive, la technologie satellite, les ordinateurs, et la surveillance en constante expansion sont inter-connectés. Mais il exploite aujourd’hui cette connaissance obscure pour tenter d’inverser la course mortelle aux armements dans laquelle il a joué un rôle de premier plan.
Perry y était dès le début, en tant que membre d’élite confidentiel défense du Comité d’Analyse Télémétrie et Balises4, mis en place par la CIA et la NSA pour évaluer les ICBM soviétiques. Il a aussi fait partie de l’équipe ayant analysé les photographies que les avions espions U-2 ont commencé à collecter en 1956, jusqu’à l’interruption du programme quatre ans plus tard quand les Soviétiques ont abattu l’avion piloté par Gary Powers. Il a aussi fait partie de l’équipe rassemblée en 1959 par Allen Dulles, directeur de la CIA, pour déterminer s’il y avait ou pas un "retard balistique américain" par rapport à l’URSS. Il s’avéra qu’il n’y avait pas de retard, mais comme Perry le révèle dans son livre, le rapport sur lequel il avait travaillé fut gardé secret pendant des décennies.
Puis, au sommet de la crise des missiles à Cuba, Perry fut sélectionné pour rejoindre le petit groupe d’analystes à avoir travaillé jour et nuit afin de récolter des informations sur les missiles soviétiques en cours de déploiement sur l’île. Ils examinaient les données, photographiques ou autres, et envoyaient un rapport écrit déposé chaque matin chez le Président Kennedy.
Quand le Président Kennedy s’adressa à la nation pour dire que tout missile lancé de Cuba engendrerait une "contre attaque totale visant l’Union Soviétique", Perry savait exactement ce que cela voulait dire. Il avait étudié de telles stratégies nucléaires pendant dix ans. Chaque jour en se rendant à son centre d’analyse, il se disait que ce serait "son dernier jour sur terre".
Perry dit que c’est purement par chance que nous avons évité l’holocauste nucléaire lors de la crise cubaine. Plusieurs années plus tard, on a découvert que des éléments supplémentaires et dangereux auraient pu nous pousser jusqu’à la guerre nucléaire.
Primo, selon Perry les navires soviétiques qui approchaient du blocus imposé par les États-Unis étaient escortés par des sous-marins armés de torpilles nucléaires. A cause des difficultés de communications, Moscou avait autorisé les commandants des sous-marins à tirer sans avoir à recourir à une autorisation. Quand un destroyer américain tenta de forcer un sous-marin à faire surface, le capitaine et l’officier politique à bord du sous-marin décidèrent de tirer un missile nucléaire contre le destroyer. Une confrontation nucléaire ne fut évitée que parce que Vasili Arkhipov, le commandant de toute la flotte, était aussi à bord de ce sous-marin. Son contre-ordre d’interdiction du tir étouffa l’étincelle qui aurait pu déclencher une guerre nucléaire5.
Secundo, pendant la crise un avion de reconnaissance stationné en Europe s’écarta de son plan de vol et s’enfonça dans l’espace aérien soviétique. Les soviétiques firent immédiatement décoller leurs avions de chasse en état d’alerte, tout comme le firent les américains avec des avions basés en Alaska. Les américains étaient équipés de missiles à tête nucléaires. Fort heureusement, le pilote américain de reconnaissance compris qu’il avait empiété sur l’espace aérien soviétique et rebroussa chemin avant l’interception soviétique. A peu près au même moment, un ICBM américain fut tiré de la base aérienne de Vandenberg. Bien que ce ne fût qu’un test de tir de routine, celui-ci aurait pu aisément être mal interprété par les soviétiques. Par chance, il ne fut pas.
Tragiquement, bien qu’ayant frôlé de si près l'anéantissement nucléaire, les dirigeants de l’Union Soviétique et des États-Unis ne firent aucun effort pour ralentir la compétition nucléaire; il firent même exactement le contraire. Perry y voit l’œuvre d’une "pensée… surréelle" complètement orthogonale avec la nouvelle donne des armes nucléaires. Certes, le téléphone rouge entre Washington et Moscou fut établi, mais en dehors de ça la réflexion stratégique tant aux USA qu’en URSS continua comme si de rien n’était.
Perry pointe plusieurs aspects particulièrement troublants de la crise. Selon lui, il y avait des deux côtés américain et soviétique des conseillers qui souhaitaient se précipiter dans la guerre. De leur côté, les médias présentèrent la crise comme une "dramaturgie du ‘gagnant’ et du ‘perdant’". Il observe enfin que les dirigeants politiques ont semblé obtenir l’approbation de l’opinion publique basé sur leur disposition à déclencher une guerre.
Le résultat fut l’initiation d’une compétition encore plus sophistiquée, une escalade d’ogives nucléaires et de vecteurs pour les livrer. Dean Rusk, secrétaire d’état à l’époque, déclara triomphalement "on est les yeux dans les yeux, et je crois que l’autre gars a cligné des yeux"6. Si c’était sensé vouloir dire que l’Amérique avait gagné, il avait tort. Les soviétiques ont juste augmenté leur effort nucléaire tout comme les américains, chacun construisant des milliers d’équipements nucléaires qui, s’ils étaient utilisés un jour, pouvaient anéantir des pans entiers de l’humanité.
Perry reconnaît avec franchise que la menace nucléaire a aussi permis aux laboratoires de défense tels que son propre employeur, Sylvania, de faire de très bonnes affaires. Son travail y consistait à comprendre les systèmes soviétiques de missiles et de l’espace, et les défis de son espionnage "haute-technologie" étaient aussi grisants que hautement profitables. Sa mission était de collecter des renseignements sur la guerre froide par des moyens techniques. Sauf que Sylvania avait un problème. C’était le leader mondial de la manufacture des tubes à vide à l’époque où émergeait la nouvelle technologie des semi-conducteurs. Perry a clairement anticipé que la technologie analogique de Sylvania serait bientôt remplacée par la technologie digitale basée sur les nouveaux équipements semi-conducteurs d’Intel qui seront intégrés aux nouveaux ordinateurs, rapides et de petite taille, sur les bancs d’essai d’entreprises telles que Hewlett Packard. Il décida que le temps était venu de se lancer, et avec quatre associés il fonda ESL, Inc.
Les travaux de la nouvelle entreprise furent top secret, cette dernière ne pouvait dévoiler ni ses produits, ni ses clients. Quoi qu’il en soit, durant les treize années qui suivirent, ESL rafla les uns après les autres les contrats avec le gouvernement, et sa croissance atteignit les mille salariés. Historiquement, l’interprétation des renseignements était exclusivement réservée aux agences gouvernementales, mais plusieurs des cibles les plus critiques du renseignement étaient devenues hautement techniques. Elles comprenaient les ICBM, les ogives nucléaires, les systèmes de défense antimissiles balistiques, et l’aviation super-sonique. Perry explique que collectionner des données sur ces armements sophistiqués nécessite une expertise tout aussi sophistiquée. Le gouvernement fédéral commença à établir des contrats avec des entreprises privées qui détenaient le savoir-faire nécessaire, et ESL était à l’avant-garde. Sous la direction de Perry, son entreprise remporta des contrats à long terme pour l’analyse des données télémétriques de radars et de balises, et devint indispensable dans l’effort national d’estimation de la nature et de l’étendue de la menace soviétique.
La prochaine étape pour Perry fut l’élection de Jimmy Carter en 1976, le nouveau secrétaire de la Défense demanda alors à Perry de devenir sous-secrétaire de la Défense pour la recherche et l'ingénierie. Pour les quatre années qui suivirent, Perry s’appuya sur tout ce qu’il avait appris pour diriger une progression majeure de l’Amérique sur le plan de la compétence sur le champ de bataille. La stratégie reposait sur trois piliers: (1) des capteurs intelligents pour localiser les forces ennemies en temps réel; (2) des armes sophistiquées pouvant atteindre des objectifs avec une grande précision; et (3) des systèmes furtifs capables de déjouer les radars ennemis. L’énorme paradoxe de l’ère nucléaire est que la dissuasion de la guerre nucléaire repose sur la construction d’armes de plus en plus létales et précises. C’était la mission que Perry a mené avec imagination et grande compétence. Le problème auquel il faisait face était que l’armée soviétique était considérée comme ayant un avantage numérique de trois contre un en forces conventionnelles, ne laissant à l’Amérique que ses forces nucléaires pour dissuader les soviétiques d’avancer sur l’Europe.
La réponse, concoctée par les experts privés et publics, fut de créer une "stratégie compensatoire radicalement nouvelle et hautement sophistiquée". L’Amérique compenserait par la technologie la supériorité militaire soviétique sur le champ de bataille. Il en résulta entre autre les bombardiers furtifs F-117 et B-2, des obus d’artillerie intelligents, des missiles de croisière courte et longue portée, et une aviation de reconnaissance. Leur utilité dut attendre plus d’une décennie avant d’être prouvée, quand enfin à l’occasion de l’opération Tempête du Désert de la première guerre du Golfe, l’armée américaine démontra clairement sa supériorité. Perry écrit que "les F-117 effectuèrent un millier de missions, larguèrent environ deux mille munitions à guidage de précision, dont environ 80% atteignirent leur objectif", une précision inimaginable auparavant. "Pas un seul avion ne fut perdu pendant les sorties de nuit au dessus de Bagdad", malgré les "centaines de systèmes de défense anti-aériens modernes de conception soviétique".
Malheureusement le succès peut mener à l’excès de confiance, et je me demande si le succès de la première guerre du Golfe n’a pas induit en erreur George W. Bush qui a imaginé qu’une nouvelle guerre pourrait être menée avec les mêmes résultats. On sait maintenant que les prouesses techniques ne font pas forcément le poids face aux facteurs humains de la division ethnique, de l’opposition historique, et de la croyance religieuse.
Perry fut responsable d’avancées technologiques importantes en ce qui concerne les forces nucléaires des États-Unis. Il contribua au lancement du bombardier nucléaire stratégique B-2, capable de missions nucléaires et conventionnelles; il revitalisa le B-52 vieillissant avec des missiles de croisière air-sol; remit le programme de sous-marins Trident sur les rails; et fit une tentative, soldée par un échec, de mettre en service l’ICBM MX, un missile à dix ogives.
Bien qu’il ne crut pas que la dissuasion nucléaire nécessite que l’on égale notre adversaire arme pour arme, il accéda à la pression politique de rester dans la course avec le camp d’en face. A l’époque comme aujourd’hui, Perry écrit qu’il a toujours été convaincu que l’Amérique posséderait tout la dissuasion dont elle a besoin avec une seule des trois jambes de la dite triade: les sous-marins Trident. Il est très difficile pour les armées de les détecter et de les détruire, et ils portent largement assez de puissance de feu pour être dissuasifs. Les bombardiers ne jouent qu’un rôle d’assurance dans le cas improbable d’un problème temporaire avec la force Trident, et ont aussi un double rôle de renforcement de nos forces conventionnelles. Notre force ICBM est à son avis redondante. De fait, le danger d’enclencher un conflit nucléaire accidentel suite à une fausse alerte pèse plus lourd que sa valeur dissuasive.
De nombreux experts sont d’accord, mais les présidents suivent le dangereux chemin politique qui consiste à dimensionner notre force nucléaire à "parité" avec la Russie. Un tel processus de compétition irréfléchi mènera toujours vers une escalade sans fin7.
Perry nous dit que la parité relève de la "pensée ancienne" car les armes nucléaires ne peuvent pas être réellement utilisées - le risque d’une escalade incontrôlable et catastrophique est trop grand. Elles ne sont bonnes qu’à menacer l’ennemi d’une riposte nucléaire. Notre force sous-marine, équipée d’armes nucléaires, est pratiquement invulnérable et peut donc parfaitement remplir cette fonction de dissuasion. (On doit noter que la doctrine de la dissuasion est sévèrement critiquée par ceux qui s’inquiètent des implications de la menace de massacre de masse8.)
A travers cette première période au Département de la Défense sous le Président Carter, Perry a montré une grande confiance dans la puissance des hautes technologies pour contrer les forces ennemies et protéger la sécurité des États-Unis. Mais en 1994, quand il devint le secrétaire de la Défense de Bill Clinton, les États-Unis faisaient face à un ensemble totalement différent de problèmes de sécurité. La guerre froide était terminée, et les armes nucléaires de l’ex-Union Soviétique étaient localisées non seulement en Russie, mais aussi dans trois nouvelles républiques qui n’étaient pas en mesure de les protéger.
Perry plaça ces "ogives atomiques errantes" ("loose nukes") en haut de sa liste de priorités. Il fut en mesure de faire démanteler les milliers d’armes nucléaires en Ukraine, Biélorussie et au Kazakhstan. Il décrit avec émotion la visite d’un silo construit pour le missile soviétique SS-19, l’observant se désintégrer dans un nuage de fumée. Il avait visité le site dans le passé, et des jeunes officiers russes lui avait expliqué comment les centaines de missiles sous leur contrôle pouvaient être tirés vers des cibles aux États-Unis. Témoin d’un exercice de compte à rebours dans un site qui à ce moment précis était la cible de missiles américains, il pris conscience de l’absurdité engendrée par la compétition nucléaire.
Il s’en suit une période enivrante, sous SALT II, quand des milliers de missiles et d’ogives furent détruits et d’énormes quantités d’armes chimiques furent éliminées en Russie et aux États-Unis. Le matériel nucléaire errant fut sécurisé et des emplois non militaires furent proposés aux scientifiques nucléaires russes dans un institut technique établit à Moscou. Tout ceci fut rendu possible par un programme (aujourd’hui abandonné) sponsorisé par deux sénateurs, Sam Nunn et Richard Lugar, et pour lequel le Congrès débloqua de substantiels financements. Rétrospectivement, Perry considère cette destruction d’armes et cette coopération soutenue entre la Russie et les Etats-Unis comme un véritable miracle, quoique passager. Les deux pays ont même coopéré militairement pendant la guerre de Bosnie entre 1992 et 1995.
Mais cette bonne volonté ne durera pas. En 1996, Richard Holbrooke qui était alors secrétaire assistant au Département d’Etat, proposa d’étendre l’OTAN en le prolongeant en Pologne, en Hongrie, en République Tchèque, et dans les pays Baltes. Perry pensa que c’était une proposition imprudente, qui devait être reportée à tout prix. Un important groupe de cinquante américains de renom, de droite comme de gauche, adressèrent une lettre d’opposition à l’expansion de l’OTAN au Président Clinton. Parmi les signataires se trouvaient Robert McNamara, Sam Nunn, Bill Bradley, Paul Nitze, Richard Pipes, et John Holdren9. En pure perte. Perry fut le seul membre du gouvernement à s’opposer à la décision du Président Clinton de donner immédiatement à la Pologne, la Hongrie et la République Tchèque le statut de membre de l’OTAN10.
Cette année 1996 représenta le sommet des relations russo-américaines. L'expansion de l’OTAN débuta pendant le second mandat du Président Clinton. Après que le Président George W. Bush eu été élu, l’OTAN s’étendit encore pour inclure toujours plus de pays, atteignant les frontières même de la Russie. Bush retira aussi les États-Unis du traité missile antibalistique ABM, et engagea le déploiement d’un bouclier antimissile en Europe de l’est, répudiant ainsi les réussites significatives de Richard Nixon et entretenant l’illusion qu’une défense pouvait contrecarrer avec succès une attaque déterminée de missiles nucléaires.
Mon Voyage au Seuil du Nucléaire est un récit rare des dernières six décennies de politique américaine durant l’ère nouvelle du danger nucléaire. Perry affirme sans ambages que le danger du terrorisme nucléaire est grand et que même Washington D.C. n’est pas à l’abri d’une attaque. Il déroule même un scénario plausible de comment des terroristes pourraient façonner un engin nucléaire improvisé pour faire sauter la Maison Blanche et la colline du Capitole, tuant plus de 80.000 personnes et déstabilisant notre société. Perry alerte aussi du risque d’un conflit nucléaire entre l’Inde et le Pakistan - avec des impacts planétaires dévastateurs.
Depuis la publication du livre, les dangers identifiés par Perry s’intensifient: le dernier budget de la défense propose de dépenser mille milliards de dollars sur la modernisation de l’arsenal nucléaire sur les prochaines décennies11. Ce plan de modernisation envisage une mise à jour complète de notre triade nucléaire, y compris des nouveaux missiles de croisière, sous-marins nucléaires, ICBM, et bombardiers. Le ministre russe de la défense a récemment répliqué que la Russie "mettra en service cinq nouveaux régiments de missiles nucléaires stratégiques". Ceci intervient après que le Président Poutine ait révélé que la Russie ajoutera 40 nouveaux missile balistiques intercontinentaux à son arsenal nucléaire12.
Et tout juste ce mois ci, alors que les États-Unis progressent sur un futur site de défense antimissile en Pologne et qu’ils ont formellement activé un site de défense antimissile en Roumanie, Poutine a réagit avec un avertissement: "A l’heure actuelle, avec le placement de ces éléments de défense antimissiles, nous devons réfléchir aux moyens de neutraliser ces menaces pour la sécurité de la Fédération de Russie…13" (emphase ajoutée)
Je ne connais et n’ai jamais entendu parler de qui que ce soit à avoir plus d’expérience ou de connaissance technique que celle que William Perry amène sur le sujet du danger nucléaire. Peu partagent sa sagesse et son intégrité. Alors pourquoi est-ce qu’on ne l’écoute pas? Comment est-ce possible que la peur d’une catastrophe nucléaire soit si éloignée des préoccupations des américains? Et pourquoi quasiment tout ce que Washington compte d’officiels sont en désaccord avec lui, préférant le déni nucléaire? Perry lui-même donne peut-être la réponse:
Notre péril principal est que le destin tragique nucléaire qui nous guette, pour l’essentiel caché sous la mer et dans des arrières pays oubliés, est trop éloigné de la conscience publique. La passivité est généralisée. Peut-être est-ce que cela relève du défaitisme et de son corollaire, la distraction. Pour certains il pourrait s’agit de la terreur primaire humaine face à "l’impensable". D’autres sont peut-être bercés par l’illusion qu’il y a, ou pourrait y avoir, une défense antimissile efficace contre une attaque nucléaire. Et pour beaucoup il semblerait qu’il s’agisse de la foi renouvelée en la dissuasion nucléaire qui tiendra indéfiniment - que les dirigeants auront toujours une connaissance instantanée et suffisamment précise, qu’ils sauront toujours le véritable contexte des événements, et qu’au petit bonheur la chance ils éviteront la plus tragique des erreurs d’appréciation militaire.
Alors que beaucoup se plaignent des dysfonctionnements évidents à Washington, trop rares sont ceux qui voient le danger pourtant incomparablement plus grand posé par "l'anéantissement nucléaire", tout simplement parce qu’il est caché et en dehors de la conscience publique. Malgré une année d’élection saturée de commentaires et de débats, personne ne discute des problèmes qui perturbent Perry. C’est encore un exemple de la conformité tellement rigide qui domine le plus souvent le débat public. Il y a fort longtemps, je l’avais vu pendant la guerre du Vietnam et plus tard lors de l’invasion de l’Iraq: des gens pourtant intelligents font des choses totalement irréfléchies - qui s’avèrent catastrophiques. Le "somnambulisme" est le terme que les historiens utilisent aujourd’hui pour qualifier les idioties qui ont mené les dirigeants européens tout droit dans la première guerre mondiale, et pour le pétrin qu’il ont créé à Versailles. Et le somnambulisme continue pendant que l’OTAN et la Russie échangent des épithètes tout en développant leurs armées, pendant que Moscou et Washington modernisent leur surarmement nucléaire. En somme une nouvelle guerre froide.
Fort heureusement, Bill Perry n’est pas somnambule, et dans Mon Voyage au Seuil du Nucléaire il nous implore de nous réveiller avant qu’il ne soit trop tard. On peut très bien commencer par lire ce livre.
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