Comment comprendre que des hommes, comme Tarik Ramadan et quelques autres, gâtés financièrement et intellectuellement par leur famille et leur culture, s'engagent dans un processus qui mène précisément à la mort de cette culture? Cela vient de loin…Le christianisme, dès sa naissance, il y a 2.000 ans, s'est présenté comme une religion de paix. Le mot «amour» y est souvent prononcé. La guerre, vécue comme une calamité, est combattue par des comportements désarmants: «Si l'on te frappe sur la joue droite, tends la joue gauche». Quelques siècles plus tard, les Sarrasins dirigés par leur roi Al-Mansour surgissent de l'Afrique et occupent l'Espagne jusqu'aux confins de La Gaule. A la même époque, ils s'installent en Palestine et expulsent les chrétiens. Les moines, chargés de véhiculer les paroles d'amour du Christ, prennent alors les armes pour défendre leur patrie. «Tués les armes à la main en combattant les musulmans, ils obtiennent la couronne des martyrs», comme l'indique Jean Flori dans son ouvrage «Guerre sainte, jihad, croisade; violence et religion dans le christianisme et l'islam». En 1095, à Clermont au centre de la France, le pape Urbain II prêche pour une croisade pour libérer les lieux saints de Jérusalem. Il encourage la «reconquista», la croisade européenne qui visait à chasser les musulmans d'Espagne. Avant même que la première croisade ne soit déclenchée au Proche-Orient, une autre croisade avait commencé en Europe. Al-Mansour avait ravagé le royaume de Léon, incendié Saint-Jacques-de-Compostelle et pillé Cordoue. Après sa mort en 1002, l'émirat Omeyyade s'est divisé en une multitude de petits royaumes qui fragilisaient l'empire musulman. La reconquête chrétienne devenait possible mais pour galvaniser les hommes, il fallait sacraliser la guerre donc glorifier les martyrs. Alors le christianisme, religion d'amour et de paix, a envoyé au massacre ses propres hommes afin de tuer le plus grand nombre possible de musulmans. Aujourd'hui, mille ans plus tard, un phénomène analogue risque de se répéter, mais il est inversé. Ce ne sont plus les chrétiens d'Europe qui prêchent la guerre sainte et sacrifient des martyrs, ce sont certains chrétiens d'Amérique et certains musulmans. L'islam, religion d'ouverture et de tolérance, risque d'être instrumentalisé comme une arme politique pour fabriquer des martyrs.
Une psychologie particulière?Les Frères musulmans (1930), chassés d'Egypte, se sont installés à Genève et la révolution iranienne de 1979 a relancé un islamisme politique. La spiritualité, condition nécessaire à tout homme, est utilisée et même dévoyée en arme idéologique. Le martyre devient un combat spectaculaire dont on peut se demander s'il est efficace et si les candidats au martyre correspondent à une psychologie spécifique.Contrairement au préjugé, il s'agit très souvent d'hommes cultivés. Quand j'ai rencontré Tariq Ramadan, j'ai été charmé par son élégance intellectuelle. Mais quand, face à Sarkozy, il a demandé un moratoire pour décider si l'on pouvait lapider une femme, il n'y avait plus de discussion possible: quel que soit le crime de cette femme, les «lapidateurs» commettront un crime encore plus grand. Or, Tariq Ramadan et ses défenseurs se considèrent et se présentent comme des penseurs révolutionnaires de gauche!En 1789, la Révolution française a connu le même phénomène quand les aristocrates, la nuit du 4 août, se sont engagés eux-mêmes dans la voie de la révolution qui allait mener à l'extermination de leur propre groupe social. Les Frères musulmans en Egypte, le parti Refah en Turquie s'inspirent des gauchistes révolutionnaires européens des années 70, alors qu'il s'agit d'hommes venant de grandes familles et sortant de bonnes universités, ainsi que l'observe Yassaman Montazami dans «Martyre de l'islam: La tentation d'un adolescent en Iran».Nous revoilà donc à notre question du début: comment comprendre que des hommes gâtés financièrement et intellectuellement par leur famille et leur culture s'engagent dans un processus qui mène précisément à la mort de cette culture? Pendant la guerre de 1940, les SS avaient pris pour devise: «Vive la mort», celle des autres d'abord, même si elle doit entraîner la nôtre. Ces hommes étaient nés dans une culture scientifique et artistique d'une grande beauté. Or, c'est là qu'est né le nazisme qui, lui aussi, se prétendait de gauche, national et socialiste.
Le martyr au coeur de l'HistoireLà, je m'embrouille un peu quand je dis que la religion de l'amour mène à la croisade, que la religion de la tolérance prescrit la lapidation et que la culture de la science provoque la destruction!Je ne parviens à mettre un peu de clarté dans ce paradoxe que si j'admets que le martyre est au cœur de toute Histoire. Le candidat au martyre se tue pour vivre mieux! Mais avant de mourir pour exister ailleurs, il cherche à tuer le plus grand nombre possible d'ennemis dans le groupe de ceux qui humilient ses proches. Il y a donc une intention psychosociale dans ce désespoir glorieux. La mort n'est plus la fin organique d'un individu qui s'éteint. La mort devient sacrée et se rapproche de Dieu. Mais chaque religion, chaque contexte social met en scène des morts différentes. Le martyre chrétien n'a pas cherché à tuer les Romains alors que ce sont les Romains qui combattaient le plus les premiers chrétiens et les tuaient. Blandine, dévorée par les lions dans les arènes, gardait sa dignité devant ses bourreaux hilares. Sa mort justement, lui donnait sa noblesse.Quand les juifs du ghetto de Varsovie ont déclenché l'insurrection, ils savaient qu'ils allaient mourir face aux 30.000 Allemands surarmés de chars, d'avions et de lance-flammes. Mais ce martyre leur a permis de mourir dans la dignité. En tenant en échec l'immense armée allemande, ils ont déclenché la résistance européenne. Quand les Malaisiens «couraient l'Amok» pour tuer le plus possible d'Européens ou de passants, ils savaient qu'ils seraient tués à leur tour. Quand les Indiens se groupaient par trois pour attaquer l'armée américaine qui venait d'inventer la mitrailleuse, ils savaient qu'ils n'avaient aucune chance de rester en vie. Ils ne voulaient même pas gagner la guerre puisque c'était impossible mais, en mourant ainsi, ils redonnaient de la dignité à leurs proches bafoués. Leur sacrifice permettait à leur groupe désespéré de vivre mieux en ayant moins honte, et de mettre un peu de baume au cœur en admirant leurs enfants disparus.Le martyre permet donc à des jeunes en mal de personnalisation d'exister enfin, à leurs propres yeux en étant utiles à ceux qui les entourent.L'étonnement des familles et des témoins qu'on entend régulièrement commence à s'expliquer: «En se faisant sauter, il a tué deux ennemis, six passants innocents et des membres de son propre peuple. Je ne comprends pas. Il était sans histoire, bon élève, avec une famille gentille et pieuse». . Catastrophe pour tousA cette douloureuse interrogation, on peut commencer à répondre: un enfant bien entouré par une famille sans histoire, bien éduqué dans un collège arabe ou dans une université occidentale, devient candidat au martyre moderne parce qu'il est mal identifié dans un groupe social désespéré. Le martyr peut, dans un contexte socio-historique particulier, servir de prothèse identitaire en proposant un modèle glorieux, de faible durée dans la vie ici-bas, mais sanctifié dans l'infini de la mort. Le jeune, soumis à sa famille, façonné par plusieurs cultures auxquelles il s'identifie mal, ne sait pas qui il est, ce qu'il veut, ni ce qu'il vaut.Lors de sa jeunesse, vivant dans un contexte chamboulé et désespéré, il rencontre un modèle qui érotise la mort et la lui présente comme un moment merveilleux de vie. Lui dont l'existence était morne et sans sens se fait alors sauter dans un orgasme mortifère. Sa propre culture lui propose une mise en scène de son martyre: noble et passif pour Blandine la chrétienne, désespéré et habile pour les juifs du ghetto de Varsovie, courageux et effrayant pour les Indiens d'Amérique, féroce et glorieux pour les Frères musulmans. Ces enfants de bonne famille s'offrent en martyre pour sauver leur peuple. J'aurais dû dire «pour soigner leur peuple», car en envoyant ses propres enfants au martyre, dans une étreinte narcissique, le groupe agresseur, autant que celui qui est détruit composent un milieu où la mort glorieuse, offre un sursaut de vie, préférable à une survie morne et douloureuse.Tout le monde participe à cette catastrophe humaine: le groupe agresseur qui humilie, la communauté agressée qui sacrifie un de ses membres et le martyr, candidat au leurre qui mène à la mort pour vivre mieux!
Une psychologie particulière?Les Frères musulmans (1930), chassés d'Egypte, se sont installés à Genève et la révolution iranienne de 1979 a relancé un islamisme politique. La spiritualité, condition nécessaire à tout homme, est utilisée et même dévoyée en arme idéologique. Le martyre devient un combat spectaculaire dont on peut se demander s'il est efficace et si les candidats au martyre correspondent à une psychologie spécifique.Contrairement au préjugé, il s'agit très souvent d'hommes cultivés. Quand j'ai rencontré Tariq Ramadan, j'ai été charmé par son élégance intellectuelle. Mais quand, face à Sarkozy, il a demandé un moratoire pour décider si l'on pouvait lapider une femme, il n'y avait plus de discussion possible: quel que soit le crime de cette femme, les «lapidateurs» commettront un crime encore plus grand. Or, Tariq Ramadan et ses défenseurs se considèrent et se présentent comme des penseurs révolutionnaires de gauche!En 1789, la Révolution française a connu le même phénomène quand les aristocrates, la nuit du 4 août, se sont engagés eux-mêmes dans la voie de la révolution qui allait mener à l'extermination de leur propre groupe social. Les Frères musulmans en Egypte, le parti Refah en Turquie s'inspirent des gauchistes révolutionnaires européens des années 70, alors qu'il s'agit d'hommes venant de grandes familles et sortant de bonnes universités, ainsi que l'observe Yassaman Montazami dans «Martyre de l'islam: La tentation d'un adolescent en Iran».Nous revoilà donc à notre question du début: comment comprendre que des hommes gâtés financièrement et intellectuellement par leur famille et leur culture s'engagent dans un processus qui mène précisément à la mort de cette culture? Pendant la guerre de 1940, les SS avaient pris pour devise: «Vive la mort», celle des autres d'abord, même si elle doit entraîner la nôtre. Ces hommes étaient nés dans une culture scientifique et artistique d'une grande beauté. Or, c'est là qu'est né le nazisme qui, lui aussi, se prétendait de gauche, national et socialiste.
Le martyr au coeur de l'HistoireLà, je m'embrouille un peu quand je dis que la religion de l'amour mène à la croisade, que la religion de la tolérance prescrit la lapidation et que la culture de la science provoque la destruction!Je ne parviens à mettre un peu de clarté dans ce paradoxe que si j'admets que le martyre est au cœur de toute Histoire. Le candidat au martyre se tue pour vivre mieux! Mais avant de mourir pour exister ailleurs, il cherche à tuer le plus grand nombre possible d'ennemis dans le groupe de ceux qui humilient ses proches. Il y a donc une intention psychosociale dans ce désespoir glorieux. La mort n'est plus la fin organique d'un individu qui s'éteint. La mort devient sacrée et se rapproche de Dieu. Mais chaque religion, chaque contexte social met en scène des morts différentes. Le martyre chrétien n'a pas cherché à tuer les Romains alors que ce sont les Romains qui combattaient le plus les premiers chrétiens et les tuaient. Blandine, dévorée par les lions dans les arènes, gardait sa dignité devant ses bourreaux hilares. Sa mort justement, lui donnait sa noblesse.Quand les juifs du ghetto de Varsovie ont déclenché l'insurrection, ils savaient qu'ils allaient mourir face aux 30.000 Allemands surarmés de chars, d'avions et de lance-flammes. Mais ce martyre leur a permis de mourir dans la dignité. En tenant en échec l'immense armée allemande, ils ont déclenché la résistance européenne. Quand les Malaisiens «couraient l'Amok» pour tuer le plus possible d'Européens ou de passants, ils savaient qu'ils seraient tués à leur tour. Quand les Indiens se groupaient par trois pour attaquer l'armée américaine qui venait d'inventer la mitrailleuse, ils savaient qu'ils n'avaient aucune chance de rester en vie. Ils ne voulaient même pas gagner la guerre puisque c'était impossible mais, en mourant ainsi, ils redonnaient de la dignité à leurs proches bafoués. Leur sacrifice permettait à leur groupe désespéré de vivre mieux en ayant moins honte, et de mettre un peu de baume au cœur en admirant leurs enfants disparus.Le martyre permet donc à des jeunes en mal de personnalisation d'exister enfin, à leurs propres yeux en étant utiles à ceux qui les entourent.L'étonnement des familles et des témoins qu'on entend régulièrement commence à s'expliquer: «En se faisant sauter, il a tué deux ennemis, six passants innocents et des membres de son propre peuple. Je ne comprends pas. Il était sans histoire, bon élève, avec une famille gentille et pieuse». . Catastrophe pour tousA cette douloureuse interrogation, on peut commencer à répondre: un enfant bien entouré par une famille sans histoire, bien éduqué dans un collège arabe ou dans une université occidentale, devient candidat au martyre moderne parce qu'il est mal identifié dans un groupe social désespéré. Le martyr peut, dans un contexte socio-historique particulier, servir de prothèse identitaire en proposant un modèle glorieux, de faible durée dans la vie ici-bas, mais sanctifié dans l'infini de la mort. Le jeune, soumis à sa famille, façonné par plusieurs cultures auxquelles il s'identifie mal, ne sait pas qui il est, ce qu'il veut, ni ce qu'il vaut.Lors de sa jeunesse, vivant dans un contexte chamboulé et désespéré, il rencontre un modèle qui érotise la mort et la lui présente comme un moment merveilleux de vie. Lui dont l'existence était morne et sans sens se fait alors sauter dans un orgasme mortifère. Sa propre culture lui propose une mise en scène de son martyre: noble et passif pour Blandine la chrétienne, désespéré et habile pour les juifs du ghetto de Varsovie, courageux et effrayant pour les Indiens d'Amérique, féroce et glorieux pour les Frères musulmans. Ces enfants de bonne famille s'offrent en martyre pour sauver leur peuple. J'aurais dû dire «pour soigner leur peuple», car en envoyant ses propres enfants au martyre, dans une étreinte narcissique, le groupe agresseur, autant que celui qui est détruit composent un milieu où la mort glorieuse, offre un sursaut de vie, préférable à une survie morne et douloureuse.Tout le monde participe à cette catastrophe humaine: le groupe agresseur qui humilie, la communauté agressée qui sacrifie un de ses membres et le martyr, candidat au leurre qui mène à la mort pour vivre mieux!
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