Des Indignés vous parlent …
Depuis des semaines, des campeurs dénoncent à New York l’emprise de la finance. Témoignages d’Américains en colère.
Il est 10 heures du matin et une première réunion à ciel ouvert a lieu à Zuccotti Park, à quelques encablures du New York Stock Exchange, dans le sud de Manhattan. Une fille habillée de noir lance l’ordre du jour : «Comment mieux faire passer nos revendications auprès du plus grand nombre ?» Tout autour, des sacs de couchage. Mais, depuis plus de trois semaines qu’ils sont là, les 500 manifestants de la «campagne pour occuper Wall Street» se sont organisés. Il y a un coin cuisine, un coin repas, un coin pour les médias. Le mouvement, surtout, s’est étendu à tous les Etats-Unis.
Ce week-end, des manifestations, soutenues par les syndicats, ont eu lieu dans une soixantaine de villes comme Boston, Chicago, San Francisco ou Baltimore. Avec, à chaque fois, quelques centaines ou quelques milliers de personnes dans la rue. Les revendications sont multiples, mais tous rejettent les inégalités et disent réagir face à la crise et à l’emprise du monde de la finance sur la société. «C’est antiaméricain», a réagi dimanche le candidat à l’investiture républicaine, Herman Cain.
Pourtant, il y a là beaucoup de jeunes, mais aussi des Américains de tous âges venus dire leur inquiétude devant le marasme économique et le chômage. Ils affirment que cette vague est le début d’une large contestation. Rencontre avec six de ces Indignés de l’Amérique.
«Des banques totalement déconnectées de la réalité»
Robert Segal, 47 ans, ex-technicien, vendeur de vins:
«Quand j’étais dans l’informatique, à la fin des années 90, j’ai travaillé pendant longtemps pour des établissements financiers à Wall Street. Pour moi, Wall Street ne signifiait pas grand-chose, je ne me rendais pas compte. Désormais, c’est le symptôme du malaise. Avec des banques totalement déconnectées de la réalité, qui ont provoqué la crise des subprimes et qui jouent avec le sort de millions de personnes comme on joue au casino. J’ai perdu mon emploi dans une boutique de vins de Brooklyn en décembre dernier, et rien ne s’est présenté depuis. La crise est là, et elle ne partira pas toute seule. Il faut faire quelque chose, participer à un mouvement de masse pour changer de direction. Je ne crois plus au gouvernement. Nous sommes dans un système politique avec deux partis corrompus qui se marquent à la culotte et sont dans une impasse. Je suis installé ici, et je n’ai aucune intention de partir. D’ailleurs, j’ai un tableau à côté de moi que je réactualise tous les jours. Jusqu’à présent, on a reçu 35 000 dollars [environ 25 700 euros] de dons. Pas mal, non?»
«Ma génération n’a plus d’illusions, pas d’avenir»
Anj Ferrara, 24 ans, peintre et sculptrice:
«Quand j’ai entendu parler de ce mouvement, je suis venue tout de suite car ce que j’entends ici est en totale adéquation avec ce que je pense. Ce que l’on vit aujourd’hui est le début d’un processus qui doit aboutir à une nouvelle forme de réflexion démocratique. Je suis d’une génération qui n’a déjà plus d’illusions, qui pense qu’elle n’a pas d’avenir. Nous n’avons aucun droit à la parole en Amérique, les citoyens n’ont aucune voix. Tout est bloqué, et la situation au quotidien est de pire en pire. Il faut que tout le monde se rassemble, que toutes les revendications s’unissent pour que naisse quelque chose. Moi, ici, j’ai décidé de m’occuper de la cuisine et de recruter des gens pour faire des repas. C’est un début, mais c’est comme cela qu’il faut faire. Commencer petit pour devenir grand. Nous sommes déterminés à nous faire entendre et à rester ici autant de temps qu’il le faudra. Cela faisait longtemps que les jeunes cherchaient un moyen de s’exprimer, nous l’avons trouvé.»
«La finance détruit le tissu social de l’Amérique»
Chris Cobb, 41 ans, artiste et journaliste free-lance:
«Je suis là depuis le premier jour, le 17 septembre. Je me suis fabriqué cette fausse caméra de Fox News depuis qu’un journaliste de la chaîne d’information est venu nous filmer ici. Le soir, le reportage qu’il a diffusé ne parlait que de hippies et de marginaux. C’était un mensonge total par rapport à ce que nous représentons. Quelque part, Fox News est l’archétype de ce qui ne va pas dans ce pays. Une chaîne de télévision détenue par le pouvoir de l’argent et qui fait de la propagande sans se préoccuper de l’information. La vérité, c’est que les gens autour de moi en ont assez du système dans lequel on vit, qui est dominé par la finance. C’est la finance qui détruit le tissu social de l’Amérique. Elle a des pratiques illégales, et elle s’est infiltrée partout. Il n’y a pas de solution idéale à la crise que nous traversons. En venant ici, nous essayons de faire réagir les gens dans la rue, nous parlons à la presse pour faire passer le message de changement qui est le nôtre. Il y en a assez des inégalités, il faut que l’Amérique se réveille, et elle ne pourra le faire que si nous savons attirer l’attention. C’est le premier mouvement de société qui se développe grâce aux réseaux sociaux aux Etats-Unis.»
«Nous ne pourrons pas profiter de nos retraites»
Tammy Bick, 50 ans, ancienne secrétaire médicale:
«J’étais secrétaire dans une clinique pour les malades du sida, dans le Connecticut, jusqu’en novembre 2010. J’ai perdu mon emploi à cause de la crise. Je suis venue ici parce que je suis inquiète. J’ai accroché ce panneau autour de mon cou pour dire que je pense que les gens de mon âge ne pourront même pas profiter de leurs retraites tellement l’économie va mal. Cela fait longtemps que ce pays est à la dérive. Il n’y a plus de place pour l’Américain moyen. Seuls les plus puissants peuvent s’en sortir. Les autres ne peuvent plus payer leurs emprunts immobiliers et n’ont plus assez d’argent pour vivre décemment. Pendant ce temps, les banques continuent à distribuer des salaires mirobolants et les bonus qui vont avec. C’est indécent. Je viens seulement d’arriver ici, mais je vais revenir. Et je vais essayer de lancer un mouvement similaire dans ma ville, dans le Connecticut. Je n’ai jamais manifesté de ma vie, mais là, c’en est trop. Ce sont les jeunes qui ont raison. On en a ras le bol et on le dit enfin. Peut-être que quelqu’un va nous entendre…»
«Retrouver un sens de la communauté»
Chris Longenecker, 24 ans, militant :
«Je suis de Long Island, mais je vis à Boston depuis six ans. Je suis un anarchiste déclaré, et cette année, avec ma copine, on a décidé de voyager en Amérique pour retrouver un sens de la communauté, voir la différence entre les villes et les campagnes, par exemple. Nous voulons aussi protester partout où nous allons pour montrer notre mécontentement et notre frustration face aux inégalités. Ce qui se passe en ce moment à New York est capital si l’on veut changer la société. Il y a d’abord l’occupation d’une place pour démontrer que nous pouvons vivre sur le mode d’une démocratie horizontale, sans aucun leader. Et puis, nous planifions des manifestations afin de "défier" le système. Depuis presque quatre ans, l’Amérique est en crise et personne n’a rien pu faire. Wall Street est l’épicentre de cette crise. Pourtant, les banques n’ont pas été tenues pour responsables de cet échec lamentable du capitalisme global. On est noyé sous la dette, le chômage est au plus haut, les gens n’ont plus de logement. C’est la même chose en Europe et partout dans le monde. Combien de temps allons-nous tenir ainsi?»
«Barack Obama m’a énormément déçue»
Ketchup, 22 ans, étudiante:
«Ce mouvement marque les fondations d’un monde meilleur dans lequel nous aspirons tous à vivre. Je viens de finir mes études avec un diplôme de théâtre et de communication à Chicago. Mais j’étais à peine sortie de l’université qu’on me disait qu’il n’y avait aucun débouché pour moi. C’est dur d’être confronté à la réalité en Amérique quand on a 20 ans. Les portes n’ont pas eu le temps de s’ouvrir qu’elles sont déjà fermées. Ce que les gens ne veulent pas comprendre, c’est que la colère face à l’injustice et à cette économie dirigée par les riches est en train de monter avec le marasme. Ce n’est pas normal que seuls 1% des Américains, les plus fortunés, décident du sort des 99% autres, et du mien par la même occasion. J’ai lu que 40% des membres du Congrès sont des millionnaires. Ces gens ne me représentent en rien ! Obama m’a énormément déçue. J’ai voté pour lui et je comptais sur lui pour faire souffler ce vent de changement qu’il avait promis. Mais il s’est lui-même pris au piège. Il n’a même pas été capable de sauver Troy Davis [le condamné à mort qui a été exécuté le 21 septembre malgré une campagne de mobilisation internationale, ndlr] alors que tout le monde savait qu’il était innocent.»
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