Un exposé fort intéréssant du psychiatre philosophe Boris Cyrulnik sur les "bénéfices" de la peur :
Éloge de la peur :
« Ce qui nous fait peur, dit Boris Cyrulnik, c’est l’idée que nous nous faisons des choses, bien plus que la perception que nous en avons. » Mais qu’est-ce que la peur, au fond, sinon, au départ, un signal de notre instinct animal devant le danger ?
Cette peur-là nous sauve la vie. Le problème, avec l’humain, c’est qu’il a une imagination débordante...
Comment cette imagination doit être apprivoiser, après qu’elle nous ait littéralement servi de force initiatrice ?
N C :Commençons par le règne animal... Qu’est-ce que la peur chez les animaux ?
BorisCyrulnik :Tout d’abord, il y a deux sortes de peur : il y a la peur qui est déclenchée (j’insiste sur ce mot) chez un animal par ce qu’on appelle une configuration de stimulus, c’est-à-dire que nous avons affaire à un objet sensoriel qui, sans apprentissage, déclenche la peur chez l’animal. Par exemple, il y a des animaux qui ont peur lorsqu’ils perçoivent une dénivellation. C’est le cas des chats qui, lorsqu’ils sont chatons, sont obligés d’apprendre à se balader sur les gouttières parce qu’ils ont d’emblée, peur du vide. On peut savoir ça grâce à Eibl-Eibesfeldt, un ethologue animalier, qui a fait une expérience qu’on a reproduite sur des enfants. Il prend un escalier en bois et y met une plaque de verre. Puis il lâche le chaton sur la partie opaque de l’escalier ; or quand le chaton arrive sur la plaque de verre, il n’ose pas avancer. Il met la patte pour toucher, essaie une deuxième patte, visiblement perturbé par l’expérience... Alors que si l’on met un souriceau sur la partie opaque de la plaque de verre, il se lance sans avoir peur. Donc, avant tout apprentissage, il y a des configurations de stimulus, c’est-à-dire de perceptions sensorielles, propres à chaque espèce, qui font que d’emblée certaines espèces ont certaines peurs alors que d’autres en ont de différentes. Chaque espèce a peur de son objet. Ces configurations de stimulus sont parfois plus élaborées. Par exemple, dans le monde vivant, il y a “les yeux, la forme des yeux” qui déclenchent la peur. C’est un phénomène très étonnant, un stimulus qui passe à travers les espèces. Prenons le cas des papillons qui sont assez vulnérables, qui sont souvent becquetés (c’est le cas de le dire) par les oiseaux... Eh bien, lorsqu’un oiseau s’approche du papillon, cela déclenche une chaleur ; et le papillon réagit à cette perception de chaleur en écartant les ailes ; or sur les ailes, il a des dessins d’yeux, avec des pupilles entourées de bleu et des pupilles noires. S’il n’écarte pas les ailes, il sera mangé. Mais s’il ouvre les ailes, on voit l’oiseau qui repique vers le ciel, comme s’il avait été touché, comme s’il avait littéralement reçu un coup de poing. On pourrait continuer les exemples comme celui-là, car ils sont innombrables. On peut poursuivre chez les espèces élaborées, comme les singes, les primates humains... Les chimpanzés, par exemple, ont peur des serpents. Si l’on jette un serpent de bois devant un petit singe, sans apprentissage celui-ci sursaute, il se hérisse et il s’enfuit. Ce qui fait qu’il y a un mécanisme d’adaptation. La peur est un bénéfice adaptatif qui permet probablement à certaines espèces de pouvoir survivre... Maintenant, il y a d’autres éléments dangereux qui ne sont pas perçus par l’être vivant... ou alors qui sont perçus mais dont la configuration du stimulus ne correspond pas... à l’œil du papillon par exemple. C’est dangereux, mais il n’a pas peur... et dans ce cas il se laisse détruire, sans aucune peur !
Donc la peur et le danger ne sont pas toujours associés. Et puis il y a la deuxième nature de l’origine de la peur : la peur acquise. Très tôt dans le monde vivant il y a des processus d’apprentissage qui se mettent en place, donc les animaux ont très vite accès à des représentations qui sont des représentations sensorielles d’odeurs, d’images... et dans ce cas-là, s’ils sont choqués par un objet qu’ils associent au danger, ça reste dans leur mémoire, ça se grave dans leur système nerveux, et quand ils reperçoivent cet objet ou un objet analogue, ils ont appris... la peur.
N. C. :En quoi la peur animale diffère-t-elle de nos peurs ?
B. C. :Nous, humains, vivons assez peu dans le monde des perceptions, et énormément dans le monde des représentations. Ce qui nous fait peur, c’est donc l’idée que nous nous faisons des choses bien plus que la perception que nous en avons. Nos peurs sont pratiquement les productions de notre propre esprit.
N. C. : C’est pour cela qu’il y a un tel éventail de crainte, inquiétude, frayeur, panique, angoisse chez l’être humain ?
B. C. :Oui, nous avons effectivement toute la gamme des mots que vous avez employés. Depuis la peur qui est une perception élémentaire, la peur qui est un objet composé, la peur qui est acquise... Toutes ces peurs-là, nous les avons comme les animaux, mais nous, en plus, dès l’instant où nous sommes capables avec nos mots, et même avant les mots, de nous faire des représentations d’images ou des représentations de mots, nous y ajoutons les peurs d’objets concrets, les peurs fantasmatiques de scénario de cinéma intérieur que nous créons... et en prime nous ajoutons l’angoisse, c’est-à-dire la peur sans forme ; alors que la peur, elle, a une forme, puisque c’est une perception, une configuration, une image ; dans l’angoisse, il n’y a pas d’image. L’angoisse, c’est le vide ; la mort étant le prototype de l’angoisse parfaite, c’est le vide, c’est l’absolu, l’infini, le vertige...
N. C. :Voyons du côté des enfants... Quels sont les grandes peurs des enfants ?
B. C. :Il y a une ontogenèse de la peur, c’est-à-dire qu’au début un enfant a peu de représentations. Il a, non pas une représentation du manque, mais une perception du manque ; c’est-à-dire que si un bébé est enveloppé par des adultes qui s’occupent de lui, son monde est plein. On lui parle. Son monde a une sonorité, il a une odeur, une chaleur, il est stimulé... Il y a la brillance des yeux, il y a des informations partielles, son petit monde de nouveau-né est plein. Mais si les adultes ne sont pas là, ou s’ils sont eux-mêmes mal, son monde est déformé. Lorsque par exemple une mère est malheureuse ou dépressive, le monde sensoriel du bébé, de quelques jours ou de quelques semaines, est déformé... donc le bébé se sent mal. Ce n’est pas une peur mais une déformation du monde, presque écologique ; c’est une déformation sensorielle de son monde qui fait qu’il est mal lui aussi. Il a un malaise qu’on ne peut sans doute pas encore appeler peur... Mais déjà dans l’utérus, quand il y a des amniocentèses associée à l’échographie, on voit les fœtus se retirer de l’aiguille. Et pourtant, il n’y a pas là beaucoup d’apprentissage... c’est une mémoire jeune, qui ne dépasse pas quelques minutes, mais déjà il y a des perceptions qui déclenchent des mécanismes de retraits ou des mécanismes de fuite. Cela commence donc très tôt, mais c’est plus proche de la perception que de la représentation. Ensuite, plus les enfants vieillissent plus ils s’imaginent des peurs. D’abord, la peur est une déformation écologique, sensorielle, qui dépend de l’autre. Si l’autre est mal ou si l’autre meurt, le monde s’effondre. Donc c’est un manque qui déclenche le malaise de l’enfant. Puis, quand l’enfant vieillit, on va dire vers six-huit mois, il est obligé d’inventer un objet qui vient à la place de sa mère quand elle n’est pas là, qui représente sa mère. C’est le nounours, le chiffon, le doudou... un objet que l’enfant invente et auquel il attribue la fonction, la possibilité de remplacer sa mère qu’il ne perçoit plus. Donc il commence à symboliser, puisque ce qu’il perçoit représente aussi quelque chose qu’il ne perçoit pas, ce qui est la définition même du symbole. La symbolisation vient donc étonnamment tôt, bien avant la parole. Il prend le chiffon dont l’odeur évoque sa mère... Il perçoit une odeur qui évoque sa mère, donc ce qu’il perçoit vient à la place de l’objet qu’il ne perçoit pas. Il symbolise avec des odeurs, avec des douceurs, avec des chaleurs... Il s’invente en quelque sorte son propre tranquillisant personnel, son propre tranquillisant culturel alors qu’il n’a que quelques mois... Cela peut d’ailleurs durer très longtemps puisqu’on voit des adultes qui sucent leur pouce en cachette lorsqu’ils sont mal et disent que cela marche mieux qu’un anxiolytique.
Pour ma part, j’ai toujours été impressionné de voir que lorsqu’on demande à un enfant de dessiner ce qui lui fait peur, on a droit invariablement à des monstres avec des dents, des crocs et des griffes... Y aurait-il dans le cerveau de l’enfant des survivances de peurs animales ? C’est ce que dit Freud qui parle d’une mémoire phylogénétique. Il nous dit que les peurs des enfants s’arrêtent au stade de la glaciation, à l’époque où il y avait encore des monstres, avec des grands crocs... Moi, je n’y crois pas du tout, et peu de scientifiques y croient aujourd’hui... Mais c’était joli comme idée...
N. C. :Comment expliquer cette peur d’être dévoré ?
B. C. : Ce que je dirais, c’est que les monstres avec des écailles, avec des griffes, avec des crocs, c’est l’anti-objet transitionnel. L’objet transitionnel, celui qui sécurise, il est doux...
On ne trouve pas d’enfants utilisant comme doudou un clou, un morceau de fer ou un objet de plastique... L’enfant ne se sécurise pas contre un clou. Il se sécurise contre un nounours, un chiffon, un foulard, une couverture... quelque chose qui est doux, odorant et chaud, ou pour le moins tiède. Alors que les crocs, c’est pointu. Si nous en revenons à ce que nous disions tout à l’heure par rapport aux peurs ou aux sécurisations non apprises, on peut dire que la forme ronde est une forme tranquillisante. Un bébé qui a des joues, un front rond, un bidon rond et potelé déclenche une sensation parentale. Quand on s’occupe avec Médecins du monde ou l’Unicef des enfants abandonnés, qui sont maigres, ridés et le regard tragique parce qu’ils sont dénutris, eh bien ils ne déclenchent pas du tout chez les adultes de sensation parentale, mais plutôt une sensation d’angoisse. On n’ose presque pas les toucher tandis que lorsqu’on est devant un bébé potelé, on a envie de le tapoter, de le gratouiller, de lui mettre la main dans les cheveux... Donc la forme pointue, la forme excavée, est un déclencheur de comportement de rejet. Voilà pourquoi sans doute les enfants dessinent ces formes-là lorsqu’ils veulent exprimer ce qui les effraie.
N. C. :Les peurs des enfants ont-elles un rôle physiologique dans leur développement, dans leur “acte de grandir” ?
B. C. :Moi je pense qu’un enfant sans peur se prépare à la peur. C’est-à-dire que les enfants doivent avoir de petites peurs pour apprendre à les surmonter.
C’est l’exemple de l’objet transitionnel. Un enfant a peur parce qu’il est tout seul. Tout d’un coup son monde se vide. “Mais qu’est-ce qui se passe ?” Il ne sait même pas nommer Maman. Il n’a que quelques mois.
Son monde est déformé. Il ressent un malaise.
Il reforme alors son monde en attrapant son nounours. Il a donc acquis un mécanisme de défense. Et c’est une victoire ! Une petite peur est donc nécessaire pour que l’enfant apprenne à se défendre. Donc un enfant qui serait idéalement parfaitement protégé, ce serait une catastrophe, parce qu’il n’apprendrait pas à se défendre. On lui apprendrait la vulnérabilité.
C’est-à-dire que plus tard, il s’effondrerait à la première épreuve, parce qu’il n’aurait pas appris les mécanismes de défense.
Ce n’est pas l’agression qui forme les enfants, mais la victoire contre l’agression. Cela les invite à les surmonter. Donc ce qu’il faut, ce n’est pas agresser les enfants, mais leur apprendre à surmonter les inévitables agressions.
Attention aux familles trop lisses où tout danger, tout problème est toujours écarté. Dans ces familles qui ronronnent, les gosses sont malheureux, ils ont peur de tout. Au début, c’est la lune de miel, mais à l’adolescence il faut partir... Si l’on veut continuer à se développer, il faut quitter la famille d’origine, sinon on reste le “petit”, on arrête son développement. Et si on a été élevé dans une famille trop ronronnante, on n’a pas la force de la quitter. Donc on a peur de la société tout en étant écœuré par sa famille d’origine. On est mal ; c’est ce qui se passe pour un grand nombre de nos adolescents d’aujourd’hui. Les phobies scolaires atteignent d’ailleurs un nombre inquiétant. Il serait temps de s’en préoccuper, notamment par la création d’internats dans les lycées, puisque c’est une demande qui émane souvent de ces adolescents eux-mêmes.
N. C. :D’après ce que nous venons de voir, on peut donc penser légitimement qu’il y a une fonction de la peur... Est-ce pour cela que dans les sociétés traditionnelles, les rites de passage lui sont très souvent liés ?
B. C. :Absolument ! mais c’est surtout lié à la victoire sur la peur. Il y a par exemple des rites qui sont des rites d’intégration où les adultes font peur avec des masques, avec des danses. Mais les enfants savent ce qu’il faut faire pour surmonter l’épreuve. Dans pratiquement toutes les cultures, on retouve cela. Dans nos sociétés chrétiennes, la communion n’est pas exempte de stress. L’enfant sait qu’il va être regardé par tous, qu’il ne doit pas se tromper dans les formules qu’il va prononcer. Mais il sait aussi que s’il apprend bien, il aura l’indulgence de ses parents... et qu’ensuite il sera un homme.
N. C. :Au niveau physiologique, que se passe-t-il dans le cerveau et le système nerveux au moment où l’on a peur ?
B. C. :Il y a des hormones du stress durant la peur qui sont des hormones de l’éveil : le cortisol, c’est-à-dire la cortisone sanguine, les catécholamines, ces hormones qui font monter la tension, dilater les pupilles et qui provoquent une alerte cérébrale... Quand on fait un électro-encéphalogramme lors d’un stress provoqué, on voit que ce n’est pas une vue de l’esprit ; instantanément le rythme alpha se désynchronise et apparaissent des ondes rapides qui correspondent à l’augmentation de sécrétion des hormones du stress....
N. C. : On peut supposer qu’il s’agit d’un éveil pour réagir à une situation de danger ?
B. C. :Tout à fait ! C’est là le raisonnement phylogénétique, c’est-à-dire adaptatif. La fonction adaptative d’une petite peur, c’est de mettre en éveil de façon à pouvoir affronter ou trouver une solution à une situation problématique. Mais lorsque cette peur se répète trop souvent, les hormones du stress (qui viennent essentiellement des glandes surrénales) sont épuisées. Le sujet ne peut plus faire face et il est lui-même abattu. Il fait des malaises, il est fatigué et ne sait pas pourquoi, perce un ulcère, etc.
N. C. :Donc, dans un premier temps, c’est de l’éveil... ce qui explique que les gens disent souvent après un danger : “Sur le moment, je n’ai pas eu peur”. Prenons par exemple le cas de celui qui glisse d’un toit puis se rattrape in extremis...
B. C. :Je crois que dans ces cas-là, le sujet n’a pas eu peur. Il a perçu le danger... Peur et danger ne sont pas forcément la même chose ! Parfois, on n’a pas peur de quelque chose qui est dangereux et parfois on perçoit le danger et on n’en a pas peur. Dans le cas de l’homme qui glisse du toit, il a perçu le danger ; les hormones du stress l’ont éveillé, il a fait exactement tout ce qu’il fallait faire... et c’est après, lors de la représentation du stress, qu’il se dit : “Je l’ai échappé belle”... Cela explique que beaucoup de patients phobiques, au moment d’une peur, vont bien parce qu’ils ont l’effet d’un super Prozac par les hormones du stress. J’ai le cas d’un patient, très très anxieux, et qui, pendant la guerre de 40 a été résistant, d’un courage physique et moral extraordinaire... Mais nous y reviendrons lorsque nous évoquerons le rapport phobie et peur...
N. C. :La peur étant “aussi” une sensation, peut-elle procurer du plaisir, donner du goût à la vie ?
B. C. :Absolument. C’est un événement merveilleux, comme le gosse qui joue avec son père à “je vais t’attraper” et hurle autant de plaisir que de peur. D’ailleurs, beaucoup des jeux des enfants sont des jeux avec la peur. Et ces jeux ont une fonction d’éveil, mais aussi une fonction d’érotisation et d’identité, ce qui explique les jeux dangereux des adolescents, notamment lorsqu’ils vivent dans des familles trop “coconnantes”. L’adolescent peut intimement renforcer son identité en se disant : “Oui, j’ai eu peur, mais j’ai été courageux, je l’ai fait quand même, j’ai triomphé !” Le tout-petit peut se dire : “J’ai chassé les monstres, je les ai fait partir, j’ai chanté pour remplir le vide autour de moi...” La peur a donc une fonction constructive dans l’identité. Elle est nécessaire !
N. C. :La distinction habituelle faite entre peur et angoisse vous convient-elle : la peur résultant d’une agression extérieure, l’angoisse de quelque chose d’intérieur et sans visage ?
B. C. :Elle me convient, notamment dans la mesure où un des mécanismes de défense contre l’angoisse est d’inventer une peur. Chacun sait que les phobiques vont mieux dès l’instant où ils ont canalisé l’angoisse sur un objet. “J’ai peur des pigeons, mais je n’ai pas peur du reste. J’ai peur de passer sur cette passerelle, mais si je n’y passe pas je n’ai pas peur. J’ai peur des ciseaux... il me suffit de les écarter pour être rassuré”. C’est une stratégie, une sorte de part du feu. Si je me laisse aller à mon angoisse, je suis mal tout le temps. Si je nomme cet objet, si je le désigne, je peux le combattre. Je peux l’enfermer dans un placard, je peux l’éviter. J’ai peur des ascenceurs, je n’ai donc qu’à passer par les escaliers et le tour est joué. Je sais quoi faire. C’est pratiquement le principe du bouc émissaire. J’ai peur, mais je peux me défendre, m’enfuir, me cacher...
Alors que dans l’angoisse, je suis mal mais je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas quoi faire ; comme le tout petit enfant qui vit une angoisse d’abandon, dont le monde est déformé et qui ne peut que pleurer.
Les phobiques font donc la part du feu. Et c’est aussi un peu ce que font les sociétés, lorsqu’elles se sentent mal, en désignant des boucs émissaires. Elles se sentent mieux dès lors qu’elles ont affirmé : “Je vais mal à cause”... du voisin généralement, de l’étranger.
Tous ces mécanismes de bouc émissaire ont une fonction thérapeutique, une thérapeutique tragique.
N. C. : Tragique certes... Par exemple pour les phobiques, cette désignation de l’ennemi (l’ascenceur, l’espace vide, les pigeons, les rats...) est parfois pire que le mal. Les phobies peuvent étouffer un individu au point de l’empêcher de vivre, de sortir, de rencontrer...
B. C. : Ce mécanisme de défense, n’est pas sans conséquences parfois pernicieuses.
De même qu’une société qui désigne un bouc émissaire peut en arriver à déclencher une guerre et tout mettre à feu et à sang pour se sentir mieux. Dans un premier temps, il y a effectivement bénéfice adaptatif, mais dans un deuxième temps, le remède peut se montrer pire que le mal.
N. C. :La peur est-elle toujours liée à la violence ?
B. C. : Je répondrais non. Tout d’abord parce que la violence dépend du point de vue.
Je choque souvent les gens en disant cela, mais cela me semble pourtant facile à défendre. Les pervers qui attaquent les femmes et les enfants ne se sentent pas violents. Lorsqu’on les attrape, ils se demandent souvent ce qu’on leur reproche. La plupart du temps, lorsqu’un peuple est violent, il se justifie en disant : “Je n’ai fait que me défendre, ce sont les autres qui ont commencé.” Quand un prédateur attaque une proie, il la cueille ; il ne l’attaque pas. Lorsqu’un aigle “cueille” un lapin, dans sa tête d’aigle, il n’y a aucun signe de violence. Lorsqu’un chat attrape une souris, il n’a pas les poils hérissés, il ne se bagarre pas. Il joue. Pour lui, c’est la fête ! Mais ce n’est pas du tout le point de vue de la souris...
N. C. :Et que dire lorsque la peur n’est plus le fait d’un individu, mais d’un groupe, voire d’une société tout entière ?
B. C. :Quand la peur envahit un groupe, elle a un bénéfice liant. Si on partage la même haine, la même peur de cet étranger qui n’a pas les mêmes croyances que nous, on va être liés.
La haine et la peur sont aussi liantes que l’affection. Car la peur et la haine, comme l’amour, sont des affects. Sur le plan social, la haine a même souvent un effet liant supérieur à l’amour. Partager un amour n’est pas facile, il faut être d’accord sur bien des choses. En revanche, si par bonheur on a la haine du même, alors là on ne discute pas... On peut facilement se retrouver dans ce partage négatif.
N. C. :Peut-il y avoir des sociétés qui dérapent dans l’angoisse ?... non pas une agressivité contre un ennemi affirmé, comme le nazi durant la guerre, mais une angoisse sourde contre un ennemi impalpable, l’inquiétude de sociétés trop bien nourrie par exemple et qui ont peur qu’on touche à leur beefsteck...
B. C. :Tout à fait ! Cela rejoint ce que nous disions tout à l’heure par rapport à la situation de l’enfant surprotégé. On a alors la peur de perdre, qui est pulvérisante, fragmentante... un peu comme le nourrisson dans sa peur du manque. C’est tout à fait différent de la peur de l’étranger, du différent, où l’on repère l’objet et où l’on peut avoir une stratégie adaptative. Dans la peur du manque, nous sommes bien plus proches de l’angoisse, ce qui me fait dire que “plus on est nantis plus on est anxieux !”
N. C. :Y a-t-il dans la peur un aspect sexué ? Les femmes ont-elles peur des mêmes choses que les hommes ?
B. C. :Je pense que les peurs sont très sexuées, mais aussi liées à l’âge. Les enfants sont d’abord amoureux des gros animaux. Plus leur esprit se forme, plus leur monde devient précis et cohérent, et plus ils sont amoureux des petits animaux. Mais il y a des préférences. Les filles sont amoureuses de chevaux. Et les garçons tombent très tôt amoureux des chiens. Donc ce sont déjà des préférences amoureuses différentes. Il faut noter que la symbolique sexuelle du cheval est lourde. Il est ce qu’on serre entre les jambes. “C’est l’homme de mes rêves. Il est beau, il est musclé. Il est celui qui m’emportera au bout du monde.”
Mais de même qu’il y a des préférences sexuées, il y a aussi des peurs sexuées.
Par exemple, les filles qui sont amoureuses des chevaux peuvent, à la même époque, à avoir peur des petits animaux : souris, araignées... Ce qui est rarement le cas des garçons. La psychanalyse freudienne nous donne bien sûr ses explications qu’on peut ou non admettre. Pour elle, ces petits animaux sont ceux qu’on peut difficilement attraper, qui se faufilent, qui peuvent “entrer”, nous pénétrer...
N. C. :La peur et l’angoisse ont-elles été un moteur dans le développement des civilisations, dans l’invention des spiritualités et des arts ?
B. C. : Oui... Pour la technique, pour l’art et pour le mythe ! Je pense notamment que le premier tranquillisant que l’homme ait inventé, c’est le silex taillé. On en trouve énormément sur les sites. On peut supposer que l’homme de la Préhistoire devait dormir près d’eux, sachant qu’il pouvait les lancer sur les fauves. “Tant que je reste auprès de mon petit tas de silex taillés, je ne risque rien. Cela me protège.” Le feu a joué le même rôle tranquillisant par la suite. “Tant que nous restons autour du foyer, les bêtes n’approchent pas.” Et de fait, le feu a organisé la société, en permettant de cuire les aliments, la poterie... et en structurant la vie autour de sa présence.
Il a aussi joué un rôle dans la répartition des tâches, donnant le départ à la longue marche qui conduit aux sociétés d’aujourd’hui très fortement structurées dans le travail. La peur est donc, d’une certaine manière, à l’origine de ces inventions techniques... L’angoisse, elle, est très certainement à l’origine de la création artistique. Les premières créations humaines que l’on connaît, ce sont les sépultures de Monsieur Néanderthal : les fleurs posées sur le visage, les perles incrustées, les crânes moulés dans l’argile, la disposition des corps différente pour les hommes et les femmes. Toute cette mise en scène avait sans doute pour fonction de remplir la sensation de manque.
“Il n’est plus là. Il est mort. Et pourtant il vit encore en moi par mon attachement...” Cette sensation de vide qui provoque le chagrin du deuil, eh bien je la remplis... “Je dispose son corps, je le pare, je lui donne des aliments, des armes, je dispose des galets de telle sorte que ces galets veulent dire quelque chose... Donc je fais parler les choses...” L’angoisse du manque, l’angoisse de la mort - le grand manque - est à l’origine de la création artistique. Dès l’instant où j’ai fait cette disposition de fleurs, de couleurs, de bijoux, de costumes, je me sens mieux, puisqu’à ce moment-là je n’ai pas jeté son corps... Cela peut expliquer pourquoi, dans nos sociétés où l’on a déritualisé la mort, où l’on s’efforce de l’exclure de la vie sociale, il y a une grande angoisse sourde, comme si ce refus de dire renforçait l’angoisse du manque.
N. C. :Peut-on imaginer une société sans peur ?
B. C. : Ce serait une société parfaitement vulnérable, parce qu’elle ne mettrait pas en place de mécanismes de défense, et serait donc de ce fait condamnée.
N. C. :Par opposition, peut-on faire un éloge de la peur ?
B. C. :Oui... ou plutôt, on peut faire un éloge de la manière dont on peut apprendre à surmonter la peur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire