Sunnites contre chiites : pourquoi les musulmans se font la guerre
Ou pourquoi cet antagonisme millénaire façonne tous les conflits actuels du Moyen-Orient.
On présente souvent à tort la plus grande rivalité au Moyen-Orient comme celle opposant les juifs et les musulmans, conflit dont l'illustration la plus récente serait les tensions grandissantes entre l' Iran des mollahs et Israel. Ce serait oublier un conflit millénaire fratricide autrement plus sanglant, et dont on voit encore les répercussions quotidiennes aujourd'hui. Irak, Pakistan, Syrie, Liban ou Bahreïn, pas un jour ne passe sans que des sunnites et chiites s'entretuent. Pourtant, ces deux populations sont bel et bien issues de la même confession : l'islam. Comment expliquer cette guerre fratricide ?
Dans L'islam contre l'islam (éditions Grasset), le politologue franco-libanais Antoine Sfeir explique pourquoi cet antagonisme millénaire façonne tous les conflits actuels de la région. La mort du prophète Mahomet, subitement tombé malade en 632, laisse totalement ouverte la question de sa succession. Trop absorbé par les conquêtes militaires et par la prédication, le Prophète n'a pas eu le temps de désigner son successeur. Ses fidèles vont alors se déchirer sur son identité.
Guerre de succession
Tandis que certains militent pour désigner quelqu'un au sein de sa famille proche - le candidat évident demeurant le jeune Ali, fils spirituel du Prophète (il est le cousin et le gendre de Mahomet) -, d'autres plaident au contraire pour un retour aux traditions tribales : celles-ci voudraient que ce soit le plus digne et courageux compagnon de Mahomet qui soit nommé. Le candidat idéal est Abou Bakr, le plus fidèle et expérimenté des amis du Prophète. La deuxième option remporte une majorité de soutiens, et Abou Bakr est nommé en 632 premier "calife" (successeur du Prophète) d'un territoire qui s'étend de l'Arabie à l'Égypte.
Dans la même lignée, deux autres califes - Omar ibn Khattab et Othman ibn Affan - lui succéderont jusqu'en 646. Tout aussi pragmatique que ses prédécesseurs, Othman ibn Affan en profite pour placer ses proches à la tête de l'empire, notamment Mo'awiya, nommé gouverneur de Damas. Mais c'était compter sans le retour en force d'Ali, fils spirituel du Prophète et déçu de la première heure. Estimant qu'il est le dépositaire direct de l'enseignement de Mahomet, Ali, converti à l'islam à l'âge de dix ans, n'a jamais abandonné sa mission de rassembler tous les musulmans au sein d'une même entité.
Assassinats
L'assassinat, en 646, du troisième calife Othman ibn Affan, va lui permettre d'accéder au pouvoir. Ali est désigné quatrième calife, vingt-quatre ans après la mort du prophète Mahomet. Son règne, qui durera cinq ans, va définitivement sceller le clivage entre sunnites (fidèles de la sunna, la tradition du Prophète) et les chiites (partisans d'Ali). "La personnalité d'Ali est intéressante. Elle est à la fois enflammée, enthousiaste, un peu exaltée sur le plan religieux et, malheureusement, perçue - y compris par ses partisans - comme politiquement faible", explique Antoine Sfeir dans L'islam contre l'islam.
Cette faiblesse va être largement exploitée par ses rivaux, notamment le gouverneur de Damas Mo'awiya, qui refuse de se soumettre à l'autorité d'Ali. Il accuse le quatrième calife d'avoir commandité le meurtre d'Othman ibn Affan et d'avoir ainsi usurpé un pouvoir qui lui était promis. Inéluctable, le conflit éclate en 657. Très vite, Ali et ses troupes prennent un avantage décisif sur les hommes de Mo'awiya. Mais le gouverneur de Damas fait alors jouer son sens aigu de la politique en trouvant un subterfuge. Il ordonne à ses soldats d'accrocher au bout de leurs lances des pages du Coran pour ainsi provoquer une trêve.
Culture du martyre
Ali n'a alors d'autre choix que d'accepter le cessez-le-feu, au grand dam de ses partisans. En vertu de la tradition tribale, le quatrième calife doit alors accepter un arbitrage. Mais, trop crédule, il ne se rend pas compte que son propre arbitre a été acheté par son adversaire. Mo'awiya accède au pouvoir à la mort d'Ali, assassiné en 661 par des combattants dissidents radicaux opposés au principe même de califat (les kharidjites, troisième branche dissidente de l'islam).
Le cinquième calife inaugure la dynastie des Omeyyades. Son fils Yazid prendra sa succession à sa mort, en 680. Mais les chiites n'ont pas rendu les armes pour autant. Le flambeau de la révolte est repris par le second fils d'Ali, Hussein. Aussi réfléchi et exalté que son père, Hussein avec soixante-douze de ses soldats lance depuis la ville de Koufa (Irak) la bataille décisive contre le nouveau calife Yazid. Mais, de nouveau trahi par ses proches, le fils d'Ali se retrouve vite encerclé. Hussein, sa famille et ses hommes sont massacrés à Kerbala, en 680, par les armées omeyyades.
Clandestinité
Cet événement est l'épisode fondateur du chiisme. Dès lors, les partisans d'Ali ne cesseront de commémorer le martyre de Hussein en jouant le "tazieh" (témoignage de condoléances) : ils se frappent la poitrine en signe de contrition, allant même pour certains jusqu'à se flageller avec des lames pour que le sang purificateur recouvre le drap blanc revêtu pour l'occasion. Une exaltation religieuse symbolisant la résistance et le sacrifice, aux antipodes de l'orthodoxie sunnite, qui n'hésite pas à la qualifier d'"hérésie".
Pour s'éviter les persécutions des sunnites majoritaires, les chiites vont alors plonger dans la clandestinité. C'est l'avènement de la "taqiyya", ou "dissimulation religieuse". Si les deux courants de l'islam se réclament du même socle - les quatre premiers califes -, ils vont se fracturer sur plusieurs questions : tout d'abord le rôle des imams. Choisi par une autorité politique ou par les croyants chez les sunnites, l'imam est appelé durant la prière du vendredi à lire des passages du Coran et à les commenter. "Dans le sunnisme, il n'y a pas d'intermédiaire entre le croyant et Dieu, et donc pas de clergé", explique Antoine Sfeir dans L'islam contre l'islam. "Dans le chiisme, l'imam est le véritable guide de la communauté." Après la mort de l'imam Hussein, le chiisme verra se succéder neuf autres imams.
Le mahdi : l'imam caché
Autre différence notable, le développement chez les chiites de l'ijtihad (effort d'interprétation), auquel ont renoncé les sunnites dès le XIe siècle. Cette démarche impérative est motivée par la croyance dans le retour au douzième imam : le mahdi. "L'impossibilité pour les imams après Ali d'accéder au pouvoir politique les pousse à développer une justification théologique de leur mise à l'écart : leur pouvoir est désormais occulté", explique Antoine Sfeir. Ainsi, les chiites duodécimains (majoritaires) attendent depuis 874 le retour du douzième imam, Mohammad al-Mahdi, disparu à l'âge de cinq ans, qui est censé introduire justice et bien-être sur terre. Viendront ensuite la fin du monde et le temps du jugement dernier.
Écarté de la politique pendant huit siècles, le chiisme fait un retour fracassant en Perse, en 1501 (les Perses ont tout d'abord été convertis à l'islam sunnite après l'invasion arabe du VIIe siècle). Pour se démarquer des Ottomans sunnites, la dynastie Séfévide, qui vient d'accéder au pouvoir, instaure le chiisme comme religion d'État de l'empire. Depuis, les mollahs iraniens ont fait de ce courant un des piliers du pays. "Depuis le XVIe siècle, l'Iran est en quelque sorte le Vatican du chiisme", explique Antoine Sfeir. Au cours du XXe siècle, la religion en Iran va se teinter d'idées tiers-mondistes antiaméricaines qui refusent l'ordre établi, et ainsi se rapprocher de sa force révolutionnaire d'origine.
Mouvements fondamentalistes sunnites
Pendant ce temps, "l'apparition de mouvements fondamentalistes radicaux dans les pays sunnites, comme les Frères musulmans en Égypte et en Syrie et le mouvement wahhabite en Arabie saoudite, contribue à exacerber, une nouvelle fois, l'hostilité de la majorité des musulmans contre les chiites", affirme Antoine Sfeir. L'inquiétude des sunnites arrive à son apogée en 1979, avec l'éclosion de la révolution islamique en Iran. Surtout qu'à son arrivée à la tête de la République islamique d'Iran, l'ayatollah Khomeiny, devenu Guide de la révolution, ne fait pas mystère de sa volonté d'exporter son modèle à l'ensemble du monde.
S'estimant menacées, les monarchies du Golfe, qui possèdent de fortes minorités chiites, soutiennent, avec la majorité de l'Occident, l'invasion de l'Iran par Saddam Hussein, en 1980. La guerre durera huit ans et fera plus d'un million de morts, sans pour autant rien changer aux frontières des deux pays. Si les chiites représentent aujourd'hui moins de 10 % des 1,2 milliard de musulmans à travers le monde, leur nombre demeure toutefois majoritaire (70 %) dans le Golfe, où est concentrée plus de la moitié des ressources pétrolières mondiales.
Le choix de l'Occident
Ils forment ainsi 98 % de la population iranienne, 75 % à Bahreïn, 54 % en Irak, 30 % au Liban, 27 % aux Émirats, 25 % au Koweït, 20 % au Qatar, en Afghanistan et au Pakistan, et 10 % en Arabie saoudite. Surtout, ils résident dans les régions pétrolifères de ces pays. Mais, quel que soit l'endroit où ils demeurent (hormis en Iran), les chiites du Golfe restent socialement et politiquement opprimés par un pouvoir central sunnite qui les considère comme "hérétiques". Une situation qui les rapproche inexorablement de Téhéran. "Il serait faux de croire les chiites du Golfe instrumentalisés par l'Iran, mais la situation d'exclusion qu'ils subissent les rend plus réceptifs au soutien de leur voisin", note Antoine Sfeir, qui précise toutefois que ces minorités confessionnelles restent attachées à leur pays.
Si la République islamique n'est - pour l'heure - pas parvenue à exporter sa révolution chiite, elle a trouvé dans le Hezbollah chiite libanais et les Alaouites (secte issue du chiisme) au pouvoir en Syrie de parfaits alliés pour étendre son influence régionale. La rivalité entre sunnites et chiites permet donc aux deux grandes puissances de la région - l'Arabie saoudite à la République islamique d'Iran - de livrer une véritable guerre froide mêlant politique régionale et intérêts économiques (les deux pays possèdent parmi les premières réserves de pétrole au monde).
Là-dessus, Antoine Sfeir prend parti en regrettant que "les régimes théocratiques saoudiens ou qataris ne posent aucun problème" aux chancelleries occidentales. À en croire le politologue franco-libanais, les Américains auraient même intérêt à ce que les sunnites prennent le pouvoir dans la région afin de "pouvoir gérer cette manne pétrolière du Moyen-Orient et sa voie d'acheminement". "Entourés d'un côté par des Arabes et de l'autre par des Pachtouns, des Tadjiks et des Ouzbeks, les Iraniens chiites se trouvent dans un océan de sunnites. Et ils ont peur. Une peur qui vient précisément du fait qu'ils se savent minoritaires en tant que chiites dans le monde musulman", rappelle Antoine Sfeir. Une réalité qui ne ferait que renforcer le souhait de l'Iran de posséder la dissuasion nucléaire.
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