Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent.
Descartes, Discours de la méthode
Mon commentaire :
Le « bon sens » dans ce texte ne désigne pas la sagesse populaire. Le bon sens, c’est le jugement ou « la puissance de bien juger ». Cette faculté est qualifiée de « bonne » car elle seule, nous permet d’accéder au vrai (« de distinguer le vrai d’avec le faux »).
La capacité de juger ou la raison, réside sans partage en tout homme, à la différence de la vivacité de la pensée, de la mémoire ou de l’imagination qui varient selon les individus
Juger c’est mettre en rapport (ratio), en relation, des idées. C’est grâce à cette faculté que nous pourrons atteindre la vérité.
La raison nous a été donnée par Dieu et par conséquent elle ne saurait être défaillante. Si c’était le cas tous nous serions dans l’erreur, et nous ne pourrions rien connaître avec certitude.
Remarque : On rencontre ici pour la première fois l’argument du Dieu trompeur. L’être qui nous a créé peut nous avoir créé avec une nature défaillante, à tel point que nous ne puissions distinguer le vrai, du vraisemblable (ce qui a seulement l’apparence de la vérité). En effet, si nous nous trompons quelque fois c’est que Dieu le permet, et s’il permet que nous puissions nous tromper parfois, pourquoi ne permet-il pas que nous puissions nous tromper toujours ?
Pour Descartes, Dieu ne peut pas vouloir que je me trompe toujours car la tromperie et la méchanceté sont incompatibles avec la toute puissance divine. Aussi » il n’est pas vraisemblable que tous se trompent« .
« La raison est naturellement égale en tout homme« . Descartes insiste. Il répète l’idée posée dès la première ligne (la raison est « la chose du monde la mieux partagée« ), en précisant que tous les hommes sans exception possèdent cette faculté. La raison est universelle. Elle est la caractéristique qui distingue l’homme de l’animal
L’incertitude trouve son explication dans le mauvais usage que nous faisons de la raison.
Par conséquent « la diversité de nos opinions » qui est source d’incertitude (l’incertitude est le mal de l’époque comme nous l’avons montré précédemment), ne trouve pas son origine dans le fait que chacun nous disposons de plus ou moins de raison, « que les uns sont plus raisonnables que les autres », mais elle trouve sa cause dans le mauvais usage que nous faisons de notre raison. « Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Aussi pour accéder à, la vérité il ne suffit d’être doté de raison, encore faut-il posséder la bonne méthode, le bon cheminement.
L’érudition ne suffit pas pour accéder au savoir.
Pour accéder à la vérité il ne suffit pas non plus de posséder un talent particulier (« les plus grandes âmes »). Il ne s’agit pas non plus d’avoir accumulé beaucoup de savoir, ou d’avoir étudié tout Aristote. La science n’est pas un empilement de connaissances. Savoir ce n’est pas apprendre. Descartes critique la méthode scolastique enseignée dans les universités de l’époque. Le savoir se construit lentement, méthodiquement, pas à pas. c’est pour cela que « ceux qui ne marchent que fort lentement , peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent » .
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